Autonomie matérielle
Ce thème sera traité lors du moment décentralisé à Bellevue.
Autonomie matérielle en milieu capitaliste
Introduction abstraite
L'autonomie politique, entendue comme capacité à décider en connaissance de cause des règles et des institutions nécessaires à la vie à plusieurs - que ce soit au sein d'un collectif, d'une communauté, d'un ensemble de communautés, d'une région... - n'est pas grand chose sans autonomie matérielle. Quelle maîtrise de nos vies si, pour la nourriture, la santé, le logement... nous avons recours au marché ou à l'Etat ? Autrement posé, l'autonomie politique a-t-elle un sens sans autonomie matérielle ?
Nous entendons par autonomie matérielle l'état dans lequel une personne, une famille, un collectif, une communauté... peut satisfaire ses besoins matériels avec le minimum de contraintes imposées par l'extérieur, ou encore, leur capacité à pouvoir choisir les contraintes associées à la satisfaction de leurs besoins matériels.
L'identification et le choix de ces contraintes est inséparable d'une vision du monde, stratégique et éthique. Il s'agit autant de limiter ses dépendances à l'égard de telle ou telle source de biens matériels (Etat, marché...) que de construire un monde avec ses relations, ses outils, ses fonctionnements collectifs, etc. L'idée sous-jacente est bien que les formes de production, de propriété, d'échanges et de consommation ne sont pas neutres, mais produisent en partie la société. Autrement dit, au matériel est lié l'immatériel, le social.
Au-delà de la satisfaction de ses besoins matériels, il s'agit aussi de la satisfaction des besoins matériels des autres. Ou comment une personne, une famille, un collectif, une communauté... décide de participer à la satisfaction des besoins matériels d'autres personnes. La question étant alors de savoir quelles sont ces autres personnes : voisins et voisines, amis et amies, parents, clients...
D'une manière générale, avec qui et comment voulons-nous nous lier matériellement ? De qui voulons-nous dépendre, par défaut (le moins pire), ou par enthousiasme (être en situation d'interdépendance avec des personnes que l'on aime, que l'on estime) ?
Plus largement encore, c'est de notre lien avec la matière dont il est question : les objets, l'énergie, la terre, etc, que nous produisons, utilisons, détruisons, jetons... chaque jour.
Concrètement à Bellevue
Coopérative d'achat, circuits courts, auto-construction, médias alternatifs, agriculture bio-dynamique, scierie coopérative, trocs en tout genre... existent autour de chez nous.
Nous avons aussi pris connaissance du fonctionnement de la coopérative d'utilisation du matériel agricole, la Cuma Vivre dans la Montagne Limousine, de l'existence multiséculaire des sectionnaux et communaux, c'est-à-dire des terres gérées collectivement par les habitants d'un hameau ou d'un village ou bien encore nous avons assisté à la création de la Société Civile Immobilière Chemin Faisant, sorte d'outil collectif d'accès au foncier et au bâti.
De notre côté, nous avons pratiqué différents modes d'échanges notamment au travers de la fournée de pain du dimanche ou des coups de mains pour gardes d'enfants, foin, carrelage etc. Il y a des personnes à qui nous avons pu tour à tour vendre, puis troquer et parfois donner le pain. Des familles desquelles nous avons accepté le paiement de la garde d'enfants, puis l'échange du même service, enfin des gardes que nous faisons sans réciprocité apparente. Il y a des entreprises auxquelles nous demandons des produits en échange de coups de mains, d'autres où nous achetons mais aimerions plutot échanger, etc.
Cet environnement a stimulé nos réflexions sur les questions suivantes :
1. Pourquoi vouloir produire du matériel localement utile ?
Il s'agit de prendre sa part dans la production matérielle, de ne pas laisser les travaux pénibles à celles et ceux qui n'ont pas eu le choix (ouvriers agricoles d'ici et surtout d'ailleurs, par exemple) ni de vivre sur l'activité d'autres personnes comme c'est le cas de nombreux salariés associatifs qui ne seraient rien sans les "artistes" qu'ils font "tourner", les "porteurs de projets" qu'ils "accompagnent", les "jeunes" qu'ils "mettent en réseau"... mais être à la source. Se sentir lié à la matière, participer à toute la chaine de production (de la graine à la conserve, du tronc à la maison, de la mise bas au fromage) pour donner du sens et accomplir des tâches variées, nourrissantes.
Notre coin est comme une réserve de nature dont les chambres d'hôtes et autres gîtes ruraux permettent aux travailleurs de la ville de venir y reconstituer leur force de travail. Ils ne verront pas les "maisons de retraite", les "instituts médico-éducatifs" et autres "foyers occupationnels médicalisés" qui cachent les "improductifs", les "invalides" rejetés de leurs familles, de leurs quartiers, de leurs hameaux. Une infime partie de ce qui est consommé ici y est produit. L'agriculture produit bien des bovins de qualité mais pour être envoyés à l'engraissement en Italie. Les exploitations s'agrandissent, les sols s'appauvrissent.
Il y a donc du sens à produire chez nous, pour que tout ne viennent pas d'ailleurs, pour que nous rétablissions le lien entre ce que nous mangeons, la maison dans laquelle nous vivons et celles et ceux qui ont cultivé les légumes, ont fabriqué les matériaux de construction...
2. De qui voulons-nous dépendre ?
Produire, donc transformer de la matière pour la redistribuer à un niveau local, pour renforcer nos communautés. Ceci posé, il reste que nous avons besoin d'un peu d'argent, de ces petites pièces de monnaie sonnantes et trébuchantes. Pour l'essence, pour les factures d'eau, de téléphone et d'électricité, pour les investissements qu'on ne peut simplement troquer. Cette monnaie nécessaire nous relie au système capitaliste et à la société française et européenne tenue sous la loi du marché. Ce lien que nous critiquons, nous faisons le constat qu'il nous est impossible de le rompre. Nous serons toujours dépendant d'une source de financement impliquant des euros. Du coup, la question du choix de notre dépendance se pose.
Nous pouvons choisir de vendre une partie de notre production à ceux qui ont de l'argent pour l'acheter, soit, dans notre région, les touristes principalement entre le 14 juillet et le 15 août, ou, ailleurs, les habitants des grandes villes amateurs de bio cher. Au delà de l'intérêt stratégique, il reste que cette solution pose des questions éthiques du type de relations dans lesquelles nous entrons ainsi, et du rôle que nous endossons, celui de petits producteurs rustiques, dont la production est plus consommée pour sa valeur symbolique que sa valeur d'usage.
Nous pouvons préférer dépendre des contribuables via les revenus sociaux (RMI, allocations familiales...). Cette solution nous donne beaucoup de temps pour faire autre chose que gagner de l'argent. Le problème principal est que cette situation disqualifie aux yeux des autres (les contribuables, pas tous) notre démarche critique. Ces derniers en viennent parfois à refuser toute relation.
Nous pouvons dépendre des contribuables via, cette fois-ci, les subventions (en devenant salariés associatifs, avec un salaire payé par les aides et les subventions). Cela peut nous laisser une grande liberté (s'auto-employer, ne pas être dans des relations marchandes avec le "public"), mais une liberté bien restreinte par le temps passé à chercher ces sous, cet argent soumis à la volonté des donateurs. Une dépendance qui pourrait nous amener à modifier nos idées en fonction des critères d'attribution des subventions.
Nous pouvons choisir de travailler ailleurs, hors de notre quotidien, comme salarié. Une source d’argent stable, mais un décalage difficile à gérer entre deux monde (le boulot et le projet collectif qui demande aussi du travail).
Nous pouvons enfin vendre notre production en priorité aux personne proches géographiquement. Solution éthiquement convenable si l'on souhaite se relier à nos voisins et voisines par l'intermédiaire de ce que l'on peut leur fournir. C'est participer, prendre notre part à l'organisation de la production au niveau local, et agir sur les échanges et la consommation locale. C'est obtenir une reconnaissance sociale. C'est poursuivre ce que l'on affirmait plus haut, cette nécessité de produire matériellement localement. Le négatif, c'est d'abord que cela ne nous assurera pas une entrée d'argent suffisante car il y a peu de richesse monétaire par ici, et puis, c'est que la relation établie avec nos voisins devient dans ce cas une relation de vendeur à client. Est-ce qu'alors d'autres types d'échanges ne sont plus envisageables avec ces mêmes personnes ?
C'est l'objet du point suivant : comment échanger ?
3. Quels modes d'échanges pour quels produits ?
Nous nous interrogeons ici sur le type de relation à l'autre, produit par les différentes façons d'échanger. Soit :
- l'échange marchand de type marchandise contre monnaie,
- l'échange marchand de type marchandise contre marchandise (troc), la valeur des marchandises étant fixée selon les prix du marché,
- le troc qui se fonde sur une autre conception de la valeur, discutée préalablement entre les personnes concernées : temps de travail, valeur d'usage...
- l'échange sans calcul formel, la valeur étant laissée à l'apprécation de la personne qui rend ce qu'elle estime juste selon les critères qu'elle se donne qui peut être le degré d'amitié ou de soutien à l'activité de l'autre, les intérêts communs... Par exemple, je décide de te donner du foin parce que je trouve cela important que tu puisses continuer à faire ce que tu fais (valeurs partagées).
Nous ne parlons pas ici de don, qui est un acte spontané et qui ne demande pas un rendu dans l'esprit de celui qui donne quoique le dernier type d'échange se rapproche du don.
Au-delà du fait de se relier à l'autre, l'échange à une valeur également parce qu'il permet de vivre matériellement, et aussi de promouvoir un idéal politique développer l'autonomie matérielle du territoire... C'est à partir de tous ces critères qu'il faut juger les échanges pratiqués.
Lien de producteur à étranger (quelqu'un qui nous paie ne nous donne rien de lui, il repart sans qu'aucun lien ne demeure), lien d'interdépendance, de confiance mutuelle, reconnaissance de la personne à travers sa production (il y a un peu du voisin dans la meule qu'il nous a échangée...). Nous quittons le monde des choses pour parler des personnes qui sont derrière. La question de comment échanger est liée à celle de communauté et de commun : avec qui sommes-nous et avec qui désirons-nous nous lier ?
4. Quelle communauté, quels communs ?
"Communs" et "communautés" sont des concepts pivots pour organiser notre pensée et nos pratiques alternatives, étant entendu que que les enclosures et la compétition façonnent la pensée de nos "maîtres".
Les communs, ou communaux, sont des biens organisés et protégés en commun. Ils servent à combler des besoins sociaux par des moyens non-marchands. Ils permetttent un accès direct à la richesse sociale, direct car non médiés par les relations marchandes compétitives. Les communs sont nécessairement créés et portés par des communautés, c'est-à-dire des réseaux sociaux d'aide mutuelle, de solidarité et d'échange qui ne réduisent pas aux forment marchandes.
Les formes de communs sont diverses et émergent souvent dans des luttes contre leur négation (privatisation, exploitation de l'environnement...). Par exemple, autour de chez nous, nous pouvons transformer des biens privés en communs : bout de terrain pour jardin collectif, four à pain ouvert à tous, voitures partagées. La fontaine du village où coule une eau de source est un commun à préserver. Les sectionnaux sont des terres communes à tout un hameau.
L'effet crucial immédiat de la lutte pour les communs est qu'elle limite l'accumulation capitaliste, ce sont des biens qui échappent à des possiblités d'exploitation pour le profit, qui sortent de cette logique individuelle mais aussi de cette logique utilitariste : un commun n'a en effet pas seulement une valeur parce qu'il rend des services à des individus, il a aussi une valeur parce qu'il concrétise et donne un fondement stable à une communauté au sein de laquelle les générations peuvent se succéder.
Pour organiser l'utilisation et la protection d'un commun, nous devons rassembler les personnes susceptibles de participer à une communauté et définir des modes de participation, de prise décision. Commun ne signifie pas "ouvert à tous", mais bien ouvert aux personnes qui se reconnaissent dans un projet, des valeurs ou un territoire commun, des personnes reliées.
D'où nos réflexions ici : quels outils mettre en commun pour renforcer l'autonomie matérielle : jardins, parturages, four, moulin... Et avec qui ? Tous les habitants du village ? Le réseau de celles et ceux qui partagent nos valeurs ? Il est difficile de créer une communauté seulement sur une base territoriale selon notre expérience; mais cette base reste essentielle si on ne veut pas passer notre temps à communiquer avec des gens loin (transports, internet...).